Histoire du Théâtre de Gennevilliers
Halle du marché et salle des fêtes : un projet d’architecture, un projet de société (1934 – 1963)
À la fin du XIXè siècle le territoire de Gennevilliers, jusque-là essentiellement consacré au maraîchage, connaît une croissance rapide de sa population due à l’essor des activités industrielles. Le quartier des Grésillons est alors occupé par une population défavorisée et manque cruellement d’équipements publics. En 1930, la municipalité décide d’y créer une halle de marché, inaugurée en 1936, et une salle des fêtes, inaugurée en 1938. Ces premières réalisations importantes seront l’un des points de départ décisifs des activités culturelles et artistiques publiques de la ville de Gennevilliers.
Voté par la mandature précédente (maire Étienne Douzet), le projet global prend une dimension plus emblématique avec l’arrivée au pouvoir, en 1934, de la municipalité communiste menée par Jean Grandel. Il s’agit alors de proposer, parallèlement à la vie du travail, les équipements et les structures nécessaires à la vie sociale et culturelle, comme le rappellera cinq décennies plus tard le maire Lucien Lanternier lors de l’inauguration du Centre Dramatique National (CDN) de Gennevilliers : « Le 26 décembre 1934, le restaurant populaire pour les chalumeurs commençait à fonctionner, et à la même date, les décisions furent prises pour faire, de ce que l’on appelait le Foyer de la cité jardin, la Maison pour tous : Maison de la Culture avant la lettre. Huit ans plus tard, ce sera l’École de Musique. En 1937, le cinéma de la Maison pour tous commençait à projeter » [1]. Ce sont les débuts de la « ceinture rouge » parisienne, où Gennevilliers rejoint Bagnolet, Clichy, Malakoff, Saint-Denis et Aubervilliers.
On doit à l’architecte Louis Brossard la conception globale du complexe dans lequel se trouve le théâtre aujourd’hui. C’est son projet pour la construction combinée de la halle et d’un espace polyvalent qui avait convaincu la municipalité, confrontée au développement proliférant du marché des Grésillons sur la voie publique (l’un des plus importants de la région parisienne à l’époque), lors d’un concours lancé trois ans plus tôt, en 1931. Le chantier démarre en 1934 par la halle du marché, et s’achèvera en 1938 avec l’inauguration de la salle des fêtes. Les deux ouvrages comptent parmi les plus grands d’Europe dans leurs catégories respectives. La titanesque halle d’un hectare est en ciment armé, inspirée des anciens hangars à zeppelins, avec un sous-sol et un rez-de-chaussée surélevé, deux étages et une terrasse. L’éclairage diurne y est assuré par des bandes vitrées épousant la courbe de la voûte. Par-dessus l’entrée de cette infrastructure d’allure futuriste est enchâssée la salle des fêtes, d’une capacité de mille cinq cents places. Son dessin et ses finitions sont confiés à l’architecte George Auzolle, qui reprend la direction des travaux pour cette partie de l’ouvrage et lui donne ses dimensions actuelles. Le bâtiment comprend alors déjà les deux rotondes vitrées et d’imposants escaliers, dont l’un est encore visible aujourd’hui, permettant l’accès aux salles situées à l’étage.
Formé à l’école des Arts Décoratifs, Louis Brossard est un architecte emblématique de la rénovation et de l’agrandissement de plusieurs communes des Hauts-de-Seine au début du XXè siècle. À ce titre, il laissera sa marque à Gennevilliers, en signant, en plus de la halle et de la salle des fêtes, plusieurs autres ouvrages, parmi lesquels le bureau de poste du quartier des Grésillons, place Jaffeux. [2]
La halle accueille dès lors le marché hebdomadaire, désengorgeant ainsi l’avenue des Grésillons et la place Voltaire où il se trouvait auparavant. Mais elle sert aussi de lieu d’accueil pour des manifestations diverses. Ainsi, après la Libération, plusieurs expositions industrielles, avoisinant les dix-mille visiteurs, s’y tiennent, dont la première dès septembre 1945. L’enjeu est symbolique, il s’agit d’exposer une industrie française prompte à la « renaissance » [3], de préparer la reprise des machines et d’assurer après le conflit une prospérité aux riverains travailleurs, appartenant majoritairement au secteur de l’industrie lourde. La salle des fêtes est de son côté le lieu d’une activité foisonnante, aussi bien culturelle que politique. Meetings et réunions syndicales se succèdent et alternent avec des pièces de théâtre amateur et professionnel, des expositions temporaires, des manifestations sportives – plusieurs matchs de boxe mémorables y sont disputés – ou encore des opéras – on donne La Tosca et Carmen devant des salles combles [4]. À ceci s’ajoutent les concerts de l’École de Musique de Gennevilliers, qui l’occupe régulièrement. La pratique théâtrale, quant à elle, est déjà présente dans les locaux de la Maison pour tous depuis 1947, où sont données des leçons d’Art dramatique.
L’apprentissage de la musique est une autre facette héritée des ambitions des communes ouvrières d’avant la Seconde Guerre mondiale, de même qu’après la Libération les grands projets d’éducation populaire. Les formations musicales sont déjà nombreuses depuis la création, en 1871, d’une musique municipale, et dans l’Entre-deux-guerres apparaît une dynamique d’apprentissage de la musique presque systématique pour les enfants. Son enseignement se fait peu à peu au même titre que celui de la lecture [5]. Étroitement associée aux différentes manifestations, fêtes et festivals, elle prend une place importante dans la vie culturelle de la ville. L’école de musique est créée en 1935 et ne cesse de se développer, malgré une interruption pendant la Seconde Guerre mondiale (elle fut dissoute en même temps que la municipalité, en tant qu’adhérente à la IIIème Internationale [6]). En 1959, un premier gala musical est donné par l’orchestre symphonique de l’école et se déroulera par la suite chaque année, permettant la venue dans la ville d’interprètes de renom, parmi lesquels Lily Laskine, Roger Delmotte, Yuri Boukoff ou Yannis Xenakis.
Dans la première décennie d’après-guerre, l’histoire de la ville de Gennevilliers croise à trois reprises celle du Théâtre National Populaire (TNP) de Jean Vilar. Le maire de l’époque, Waldeck L’Huillier, ancien résistant et cadre du Parti Communiste Français formé durant sa période clandestine, se propose de mettre à disposition de Vilar et de sa troupe la salle des fêtes des Grésillons.
La salle des fêtes des Grésillons accueille une première fois la troupe de Vilar du 3 au 17 février 1952. Il y présente Le Cid de Pierre Corneille et Mère courage de Bertolt Brecht. Les samedis et dimanches, le journal local Ce soir prend possession de la halle du marché pour organiser, en même temps que les deux représentations, un gala à l’occasion duquel est invité le chanteur et comédien Yves Montand. Plus de mille deux cents personnes partagent alors à cette occasion un repas collectif, parmi lesquels le secrétaire général du PCF, Auguste Lecœur, ainsi que Théodore Vial, membre du Comité Central, le maire L’Huillier, et un nombre important d’adjoints, de délégués syndicaux et de représentants des industries locales [7]. Le lendemain, quelque huit cents personnes affluent de nouveaux pour participer à la rencontre avec l’équipe et échanger leurs avis sur les spectacles, en présence de Jean Vilar, où l’on voit des ouvriers en bleus discourir à bâtons rompus des choix de mises en scène. Le TNP renouvellera l’expérience, sur des durées plus courtes, pour présenter, en 1954, Le prince de Hombourg de Kleist et Dom Juan de Molière, puis en 1956, Macbeth de Shakespeare, et à nouveau un classique de Molière, L’Avare. Dans ces spectacles, on a pu voir à Gennevilliers jouer les comédiens Maria Casarès (déjà), Gérard Philipe, Jeanne Moreau, Philippe Noiret, Charles Denner… À partir de 1953, la municipalité se met à organiser des allers-retours en cars pour permettre à ses riverains de se rendre aux représentations du TNP sur le site de Chaillot.
On doit à l’acteur et metteur scène Firmin Gémier l’établissement en 1920, dans le palais du Trocadéro (futur Théâtre National de Chaillot), d’un théâtre visant à promouvoir des spectacles à destination d’un public dit « populaire ». L’institution tombe en désuétude et le bâtiment est plus ou moins laissé à l’abandon. C’est Jeanne Laurent, membre du gouvernement de la IVème République, à la Direction Générale des Arts et Lettres, qui en confie la direction à Jean Vilar en 1951, où il développera, dans la suite des vœux du Conseil National de la Résistance (CNR), une doctrine du théâtre comme « service public », (l’ambition, dont l’expression métaphorique est restée célèbre, est alors d’ériger les Arts dramatiques en équivalents de l’eau, du gaz et de l’électricité). Le fondateur de la semaine théâtrale d’Avignon (futur festival d’Avignon) et sa troupe entament, jusqu’à la fin des rénovations du Trocadéro en mai 1952, une période d’itinérance dans différentes municipalités. Ils se définissent, et sont alors à ce moment déjà identifiés, comme le Théâtre National Populaire (TNP).
La municipalité témoignera aussi de son engagement dans les politiques culturelles en apportant son concours, en 1958, à la réalisation d’un théâtre ambulant destiné à se produire dans plusieurs communes de la banlieue parisienne. L’entreprise, pilotée par le Syndicat Intercommunal de la région, était établie sur le modèle du Théâtre National Ambulant de Firmin Gémier, fondateur du TNP. Elle était néanmoins vouée à péricliter de façon précoce en raison des coûts, du désengagement de plusieurs collectivités et de la lourdeur du dispositif.
Les cinq premières troupes implantées en région après-guerre, et les locaux qu’elles occupent – le Centre Dramatique de l’Est (futur TNS — Théâtre National de Strasbourg), la Comédie de Saint-Etienne, le Centre Dramatique de l’Ouest (futur TNB — Théâtre National de Bretagne à Rennes), le Grenier de Toulouse, le Centre Dramatique du Sud-Est (Marseille) – se qualifient dès le début de « Théâtre Populaire ». Le plus souvent hérité de la mouvance marxiste, on conçoit à l’origine le vocable comme désignant la volonté de s’adresser aux classes laborieuses. Mais il peut aussi simplement signifier qu’il est fait par le peuple, ou encore qu’il puise ses sujets en son sein [8]. L’écrivain Romain Rolland, prix Nobel de littérature 1915, en donne, dans Le Théâtre du peuple, une définition historique et œcuménique : retrouver l’idéal civique et transcendantal du théâtre de la Grèce attique, renouveler le répertoire, et enfin, créer de vastes manifestations populaires à l’image des fêtes de la Révolution française et de ses commémorations. Bien qu’initialement basé à Paris, on comprendra aussi par là pourquoi le TNP est intimement lié à l’histoire de la décentralisation théâtrale. La politique culturelle du Conseil National de la Résistance a consisté, dès la Libération, dans l’implantation de pôles d’élaboration, de formation et de vitalité artistique en régions, afin de briser le monopole artistique exercé par la capitale, d’instituer les Arts du théâtre comme l’un des prismes privilégiés d’accession à la culture. L’histoire du TNP, en reflet de cette conjoncture, est aussi celle des théâtres en banlieue parisienne, à travers notamment la prise en considération d’une séparation verticale entre les populations quant aux accès et à l’essor d’une culture vivante, en plus de la séparation horizontale qui distancie le centre de la périphérie.
C’est sur la base de ce partenariat fidèle entre le maire et l’homme de théâtre qu’en 1962 Jean Vilar adresse au maire Waldeck L’Huillier une lettre de recommandation pour accueillir et soutenir celui qui fut son assistant durant la création de La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht : Bernard Sobel.
L’arrivée de Bernard Sobel et l’Ensemble Théâtral de Gennevilliers (1963 – 1983)
D’abord Théâtre Populaire de Gennevilliers puis Ensemble Théâtral de Gennevilliers (ETG), la troupe de Bernard Sobel mène à Gennevilliers, sous la double inspiration de Vilar et du Berliner Ensemble, une politique d’action culturelle militante et une recherche d’esthétiques nouvelles. En 1983, le Théâtre de Gennevilliers acquiert le statut de Centre Dramatique National (CDN).
L’implantation d’une troupe de théâtre amateur permanente est encouragée à Gennevilliers par une expérience analogue menée à Aubervilliers dès 1960. L’adjoint à l’éducation et à la culture, Jack Ralite, avait confié à Gabriel Garran la tâche d’initier un théâtre dans le gymnase municipal en attendant l’ouverture d’un nouveau bâtiment.
Né en 1936 à Belleville (Paris) d’une famille juive immigrée de Pologne, Bernard Sobel commence sa vie théâtrale après une licence d’Allemand et une première passion pour le cinéma qui ne le quittera jamais. En 1957, à l’occasion d’un séjour à Berlin-Est où il accompagne une délégation de l’Union des Étudiants Communistes, il est amené à visiter – sans trop savoir à quoi s’attendre – le Berliner Ensemble, théâtre historique de l’auteur, metteur en scène et théoricien Bertolt Brecht (mort en 1956). À la suite de cette découverte, il demande et obtient une bourse pour aller y suivre un stage d’un an. Au final, il passe au Berliner Ensemble près de quatre années, où il collabore de manière rapprochée avec, entre autres, Helen Weigel et Elisabeth Hauptmann, associées historiques de Bertolt Brecht. Il occupe les postes d’assistant et d’aide à la mise en scène, ainsi que celui de dramaturge, concernant particulièrement les pièces du répertoire français. En 1957, il fait sa première mise en scène au Théâtre-Studio du Berliner Ensemble : L’Exception et la Règle, de Bertolt Brecht. De retour en France, il est assistant de Jean Vilar, puis accepte en 1961 la proposition de Jacques Roussillon de codiriger le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, où il réalise trois mises en scène, dont Les Fusils de la mère Carrar, de Brecht toujours, avec les ouvriers des usines Flins [9]. Il intègre l’Office de Radiodiffusion-Télévision Française (ORTF) comme cinémathécaire, et devient bientôt assistant de réalisation, puis réalisateur sous le nom de Bernard Rothstein. C’est de son activité à l’ORTF qu’il tire sa principale source de revenus durant près de dix ans, alors qu’il développe en parallèle sa troupe amateur, l’ETG, sur recommandation de Jean Vilar et avec le concours du maire L’Huillier.
Les premières activités de la troupe sont annoncées dans le quotidien La voix populaire, et les inscriptions se font en mairie pour tous types d’activités ou d’animations en son sein. Le noyau dur comporte, autour de Bernard Sobel, Michèle Raoul-Davis et Yvon Davis (assistanat et dramaturgie), Antoine Dutèpe (décors) ou encore Jacques Schmitt (costumes). Malgré les conditions rudes du début, que rappelle Michèle Raoul-Davis lorsqu’elle évoque ses souvenirs de la période, l’Ensemble parvient rapidement à s’implanter : « Nous n’avions accès à la salle que quelques jours par mois. Sans chauffage, sauf pour les représentations. On travaillait l’hiver avec des gants et des foulards ou des bonnets sur la tête [10] ». La première représentation donnée par Bernard Sobel à Gennevilliers est Tanker Nebraska, pièce de l’auteur américain Herb Tank. Le spectacle est joué en plein air, square de la Paix. Helen Weigel, ancienne tutrice de Bernard Sobel au Berliner Ensemble, lui adresse des encouragements amicaux lors d’une communication rendue publique dans les pages de La voix populaire [11]. Le quotidien mentionne également la venue de l’auteur Arthur Adamov et des félicitations qu’il adresse au jeune ensemble. À la rentrée de la même année, la troupe présente son deuxième spectacle, Antigone de Brecht, pour les hommages aux martyrs de la résistance lors de la célébration du « Massacre de Châteaubriant », où l’ancien maire Jean Grandel et six adjoint municipaux furent fusillés par les allemands. La pièce sera également présentée au TGP — Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, Centre Dramatique National.
Collaboratrice artistique et dramaturge de Bernard Sobel tout au long de sa carrière, elle est membres de l’ETG dès 1964 avec son époux Yvon Davis. Ils en sont des figures emblématiques et ont porté sur de très nombreux fronts le projet du théâtre aux côtés de Bernard Sobel. Occasionnellement vidéaste, aussi bien que comédienne et intervenante en milieu scolaire, ouvrier ou militant, elle écrit également avec Yvon Davis Les Paysans, d’après Balzac, mis en scène par Bernard Sobel. Observatrice attentive des évolutions de la ville et des héritages multiples du théâtre public Français, le Théâtre de Gennevilliers lui est redevable, sur de nombreux points, de son investissement infatigable. Yvon Davis a quant à lui réalisé, au sein de l’ETG, trois mises en scène (Othon de Corneille, Don Juan et Faust de Grabbe, La foi, l’espérance et la charité d’Horvath).
L’animation culturelle et ses modalités pratiques sont alors au centre des préoccupations de l’ETG : « Nous voulions rencontrer (et non conquérir, comme on dit aujourd’hui), de nouveaux publics. Nous essayions de pratiquer un théâtre fondé, de réfléchir sur la spécificité de notre instrument, des signes dont nous disposions : décors, costumes, accessoires, codes de jeu, d’abattre les barrières entre les disciplines. Nous nous servions de tout ce que nous apportaient par ailleurs les autres arts, mais aussi l’histoire, la sociologie, la philosophie, la linguistique. Il n’y avait plus de coupures entre nos différentes activités, artistiques, intellectuelles et politiques [12] ». Il faut engager le dialogue avec le public et créer les conditions d’une activité régulière : l’inscription dans la durée est aussi importante que la résidence dans le lieu. Le maire Waldeck L’Huillier lui-même préside à partir de 1964 une association des « Amis du théâtre », dont les statuts sont : « le développement de la culture et de la connaissance du théâtre par la décentralisation théâtrale et artistique », ainsi que « la mise à portée de toute la population et de la jeunesse, en particulier, par des prix de places très bas, et pour leur initiation à la culture, des manifestations artistiques de bonne qualité [13] ». L’association ambitionne de surcroit d’acquérir un rayonnement extra-muros, afin de devenir un pôle de promotion et de diffusion reconnu au sein des municipalités communistes environnantes. De tels réseaux associatifs et communaux avaient permis, durant la même période, aux jeunes artistes de l’atelier du lycée Louis-le-grand Jean-Pierre Vincent et Patrice Chéreau, de favoriser la production et la diffusion de leurs premières créations.
En 1966 et 1967, l’ETG parvient, avec l’appui du Centre Culturel et de la Direction municipale des Affaires Culturelles, à organiser un festival. L’initiative est encore une foi inspirée de l’expérience d’Aubervilliers, qui avait donné lieu à quatre éditions, de 1961 à 1964. C’est la première fois qu’un festival est organisé dans la commune, associant organismes citoyens et politiques, avec des soirées théâtrales et musicales, ainsi que diverses animations culturelles et des expositions (un hommage est rendu, par exemple, à Romain Rolland pour son centenaire). Le Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht, créé à Saint-Étienne par Jean Dasté et repris dans une mise en scène de René Allio, ouvre la programmation théâtrale du festival. Patrice Chéreau vient présenter, sur l’invitation de l’ETG, un classique d’Eugène Labiche, L’affaire de la rue de Lourcine. Bernard Sobel, quant à lui, monte pour l’occasion une sélection de farces anonymes du Moyen-Âge, jouées dans les cours d’immeubles, ainsi qu’une comédie d’Alexandre Ostrovski, Cœur ardent, auteur russe alors inconnu en France. Le philosophe chrétien de gauche Gabriel Marcel, lui-même auteur et dramaturge, salue l’initiative dans Les Nouvelles littéraires : « On ne saurait assez féliciter les organisateurs du festival de Gennevilliers d’avoir inscrit à leur programme une pièce d’Ostrovski qui n’avait jamais été représentée en France ni même traduite, je crois : Cœur ardent, qui date de 1860. Qui aurait pu imaginer, il y a seulement dix ans, qu’une localité de la banlieue parisienne, jusqu’à présent bien peu favorisée, prendrait une telle initiative ? [14] » .
L’entreprise, en effet, est exemplaire du travail de metteur en scène de Bernard Sobel, qui dès son arrivée à Gennevilliers en 1963 avec Tanker Nebraska avait fait le choix d’un répertoire iconoclaste en France, privilégiant de surcroît les formes d’avant-gardes et les esthétiques exigeantes. Cette perspective marquera également son investissement sur le territoire, qu’il vit et présente davantage comme une coprésence partenaire, entre théâtre et habitants, de l’expérience de la banlieue parisienne [15]. Peu après, durant les mobilisations ouvrières et étudiantes de 1968, Bernard Sobel présentera plus d’une trentaine de fois [16], dans plusieurs lieux occupés par les militants et les grévistes, L’Exception et la règle de Bertolt Brecht.
Peintre et scénographe, elle est née à Rome en 1924 et débute sa carrière en France avec la Compagnie de l’Espérance, qui réuni alors Jean Jourdheuil, Jean-Pierre Vincent et Bernard Chartreux, pour qui elle conçoit plusieurs espaces. Le début de son partenariat avec l’ETG commence à la fin des années soixante-dix. Elle signera pour Bernard Sobel, Yvon Davis ou Michèle Raoul-Davis, plus de dix-huit scénographies (parmi lesquelles Homme pour homme, de Brecht, Innocents coupables, d’Ostrovski, Manque, de Sarah Kane, Threepenny Lear, d’après Shakespeare, ou encore Les Géants de la montagne, de Pirandello). Inspirée par le constructivisme soviétique et le futurisme italien, sa peinture se démarque par des tons tranchées et des compostions entremêlant formes géométriques et aplats animée d’une vibration chaude. Ces tableaux s’apparentent ainsi à de vastes ensembles organiques, évoquant le plus souvent des paysages d’inspiration urbaine. Pour autant, son travail théâtral n’a jamais tendu à transposer de manière illustrative son geste d’artiste peintre. Partant du texte avant tout, et de la recherche dramaturgique qui l’entoure, elle se propose d’avantage d’organiser l’espace selon les lignes de force dessinées par quelques volumes clefs.
L’ETG reste amateur jusqu’au début des années 70, où il est reconnu par le ministère des affaires culturelles, et subventionné. Il peut désormais s’appuyer sur l’État pour payer ses artistes et quelques autres frais. Peu avant, en 1966, plusieurs aides ponctuelles avaient déjà été versées par la municipalité de Gennevilliers, et une convention fut signée avec la mairie dans les années suivantes ; celle-ci s’engageait à financer une création par an, dans l’esprit d’une collaboration organique avec l’Ensemble : « La création artistique annuelle de l’ETG fera partie du plan d’animation théâtrale, dans le cadre du calendrier culturel de la Ville et du Centre Culturel communal [17] ». Néanmoins, la possible sanctuarisation du petit ensemble en ville est à l’époque encore loin de faire consensus ; c’est ce que laisse entendre, avec une certaine prudence, l’adjoint aux Affaires Culturelles dans une note adressée au Maire L’Huillier : « …la troupe avec laquelle nous passons une convention cherche au fond à maintenir ce qui existait auparavant, en exigeant aussi non seulement un bureau avec tout ce qui s’en suit, l’occupation de la salle dans un temps assez prolongé, mais va jusqu’à demander la possibilité de leur fournir ou de leur construire un bâtiment pour leurs répétitions et l’entrepôt de matériel, décors et autres. […] Je peux affirmer que pour la même somme nous pouvons avoir de 25 à 30 spectacles de théâtre ou autre, sans autre soucis que celui d’organiser la publicité [18] ».
Il faut comprendre, au début des années soixante, les tentatives d’engagement des municipalités de la ceinture communiste dans le milieu artistique non professionnel comme un véritable positionnement politique, complexe et parfois contradictoire. Les animateurs ou directeurs d’infrastructures qui œuvrent dans la banlieue parisienne estiment pour la plupart que le gouvernement de Charles de Gaulle et son ministre de la culture, André Malraux, s’est abusivement accaparé l’idée initiale de la décentralisation théâtrale. La critique des Maisons de la Culture, lieux emblématiques du discours culturel prôné par le Ministre, se généralise. Elles sont en conséquence attaquées comme les bastions d’un étatisme qui a dévoyé, par son centralisme et sa verticalité, le rayonnement et la mission des premières troupes implantées en province. On assiste alors, depuis certaines positions s’estimant minoritaires dans la gestion nationale des politiques d’actions culturelles, à un engouement renouvelé pour un modèle militant, la troupe amatrice, moyen présumé d’une pratique culturelle régénérée auprès des populations. Beaucoup se mettent alors à regarder l’animation théâtrale en région parisienne comme l’émergence, sinon de nouvelles actions politiques au sens révolutionnaire du terme [19], du moins d’un réel contre-modèle.
La démarche d’implantation doit lutter contre des inerties de tous ordres. Nicole Collet, membre de l’Ensemble, déplore en 1973 l’insularité dans laquelle œuvre souvent la troupe en milieux scolaire. L’absence d’un projet pédagogique global à même d’intégrer l’action culturelle viciant par avance le terrain sur lequel intervenir : « Il est sûr que nos propositions, généralement bien acceptées et suivies par les enseignants dans la mesure de leur bonne volonté et de leur disponibilité, trouvent malgré tout ces derniers dans un état de découragement qui va en s’accroissant compte tenu de l’aggravation de leur condition de travail et de l’inadaptation des méthodes et du contenu de leurs enseignements [20] ».
En 1974 est créée la revue Théâtre/Public, conçue non pour promouvoir le travail de l’ETG, mais pour offrir un terrain de dialogue à tous les acteurs de la scène théâtrale, française et étrangère, dans l’idée de décloisonner les expériences et les points de vue. Elle est à ce titre financée par le théâtre depuis l’enveloppe allouée aux créations. Revue indépendante longtemps menée par Alain Girault, Théâtre/Public s’est imposé depuis maintenant plus de 45 ans comme un outil singulier, comptant parmi les plus importants à accompagner l’aventure théâtrale française et internationale. Toujours en activité, elle est aujourd’hui dirigée par Olivier Neveux.
L’ETG a marqué une étape importante dans les carrières des metteurs en scène et créateurs Patrice Chéreau, Bruno Bayen, Jacques Lassalle, Jean-Louis Hourdin, Alain Ollivier, Olivier Perrier, André Diot…
L’institutionnalisation : le Centre Dramatique National (1983 à nos jours)
L’arrivée de Jack Lang rue de Valois, en 1981, donne un souffle nouveau à la vie culturelle française. La même année, le nouveau Ministre entame la préfiguration du Théâtre de Gennevilliers comme Centre Dramatique National, et en 1983, celui-ci en acquiert le label. La rénovation de fond en comble des locaux, en 1986, entérinera définitivement ce changement de statut et redessinera l’espace et le fonctionnement du lieu jusqu’à nos jours. Après avoir été, durant plus de cinq décennies, un lieu porté par la seule municipalité, ses habitants, et les artistes qui l’ont animé, le Théâtre de Gennevilliers devient, à l’instar d’autres Centres Dramatiques, une institution d’envergure nationale, contribuant à produire et diffuser des spectacles professionnels, français ou étrangers. En somme, il devient l’un des rouages les plus importants et reconnus du théâtre public en France.
L’accession de l’ETG au statut de “CDN” se fait dans les dernières vagues de ces labellisations, la même année que le Théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis. Dans la France des années soixante-dix, la fin du processus de décentralisation se mue en politique d’institutionnalisation, dans l’idée notamment de garantir la pérennité et l’indépendance de ces structures face aux aléas de la vie locale. Des initiatives aussi nombreuses que divergentes et singulières ont fleuri un peu partout sur le territoire au cours des décennies précédentes, créant des disparités que le gouvernement s’attache alors à rationaliser. Ainsi, certains théâtres de la région parisienne, comme Nanterre-Amandiers ou La Commune à Aubervilliers, sont labélisés Centre Dramatique National dès 1971.
Le label “CDN” est présent depuis les premières heures de la décentralisation pour désigner les bastions de la création théâtrale établis en région, mais il ne correspond pas d’emblée à un statut administratif formel et standardisé. C’est au début des années 70, sous la mandature du Ministre de la culture Jacques Duhamel, qu’est instauré entre le Ministère et les créateurs nommés à la tête des lieux un lien contractuel et généralisé à toutes les structures, leur garantissant autonomie esthétique et soutien financier en contrepartie d’un engagement d’intérêt public auprès des populations. Démocratisation de l’accès à la culture et dynamique de production sont les deux orientations fondamentales qui légitiment et organisent ces structures, au nombre de 38 aujourd’hui (en savoir plus).
L’attribution du label est l’occasion de travaux importants, visant à améliorer la fonctionnalité du bâtiment et son affectation définitive en théâtre de création. La salle des fêtes des Grésillons avait déjà connu une première phase de travaux en 1964 avec l’agrandissement de la scène, à nouveau sous la direction de l’architecte Georges Auzolle, en parallèle de la reconstruction du marché. La voute de béton de la halle, devenue vétuste, devait être démantelée pendant que le marché redevenait forain pour cinq années place Jaffeux. En 1975, une seconde phase importante de travaux a lieu modifiant profondément l’aspect de la salle, avec l’installation d’un système de passerelles et de résilles métalliques sur les murs, en même temps que des gradins modulables. L’arrivée du métro (ligne 13), la même année, contribue à désenclaver le théâtre et gagner un public plus large. Mais c’est avec le lancement des travaux du désormais Centre Dramatique National, en 1983, que le bâtiment connaîtra l’évolution la plus substantielle depuis sa construction. C’est cette fois-ci Claude Vasconi, assisté de Pierre Dariel, qui dessine l’agrandissement de la structure du bâtiment, en lui ajoutant une cage de scène qui s’élève à plus de 30m de haut. L’intérieur du bâtiment est redessiné par le peintre et décorateur Italo Rota. L’aménagement scénographique, confié à Noël Napo en collaboration avec les techniciens du théâtre (Alain Jungmann, Christian Aufaure, régisseurs, et Denis Blassio, directeur technique), finit de transformer l’ancienne salle des fêtes en un véritable outil de création scénique : l’augmentation de la hauteur de la cage de scène permet la mise en place d’un cintrage à vingt-deux mètres, et deux régies sont installées de part et d’autre de l’immense plateau de quarante mètres de profondeur. Une paroi isophonique est conçue pour séparer l’espace en deux salles distinctes, d’une jauge respective de trois cent et quatre cent places : la salle Maria Casarès et la salle Philippe Clévenot (aujourd’hui les Plateaux 1 et 2).
La réunion des deux espaces doit aussi permettre de disposer d’un studio de tournage au service du cinéma ou des chaînes de télévisions locales. La tentative d’intégration de ces médias, auxquels s’ajoute la radio, font aussi partie de l’ADN du lieu. Le maire Lanternier avait déjà fait participer la municipalité au financement d’une radio libre, « Radio G », au sein de laquelle les membres de l’ETG animaient une émission hebdomadaire le samedi matin. Mais avec les perspectives permises par l’installation de studios à l’intérieur du théâtre, commence aussi à se structurer une activité de documentation destinée à la télévision, comme le rappelle Michèle Raoul-Davis : « Nous participions à la préfiguration d’une télé locale, on a fait plein de films dans ce cadre-là, des portraits, des reportages, on a amassé une mine de documents sur l’histoire de cette ville, ses habitants, leur mémoire. On a fait des films sur toutes les institutions culturelles de la ville, le Conservatoire, l’École d’art plastique… ». Bernard Sobel intègre également les possibilités de la diffusion télévisuelles en complément de ses réalisations théâtrales : « nous avons présenté de nombreux spectacles à la télévision, ou travaillé spécialement des textes de théâtre pour la télévision : notamment L’Orestie, d’Eschyle, ou Hécube d’Euripide. Mais même à partir de spectacles déjà montés pour le théâtre, nous avons pu faire de vrais films 21 ». Bernard Sobel a également réalisé les adaptations pour le petit écran de spectacles d’autres metteurs en scène, dont Patrice Chéreau avec Lulu et Wozzeck d’Alban Berg, Ariane Mnouchkine avec Mephisto et L’Indiade, Klaus-Michaël Gruber avec Bérénice.
Née en Espagne en 1922, Maria Casarès est une figure historique du théâtre et du cinéma d’art européen du vingtième siècle. Elle rejoint le Théâtre National Populaire (TNP) de Jean Vilar dès 1954, et vit sur les planches les toutes premières éditions du Festival d’Avignon. Présente à Gennevilliers dès 1956 pour son interprétation de Lady Macbeth dans la mise en scène de Jean Vilar, elle rejoint Bernard Sobel en 1988 pour la création du rôle d’Hécube dans la tragédie éponyme d’Euripide. Suivent les créations à Gennevilliers et avec Bernard Sobel de textes de Molière, Brecht, Pirandello… En 1993, elle joue sous sa direction une interprétation mémorable tiré d’une adaptation du Roi Lear de Shakespeare : Threepenny Lear, où elle tient le rôle du vieux roi. À cette occasion, elle confiait au journal l’Express : « Jouer un homme, et après ? L’important, chez Lear, c’est son humanité. Celle d’un père, d’un monarque, soudain pris du désir de renoncer à l’autorité. Son premier geste de folie ».
Dès la première programmation qui suit les rénovations, Bernard Sobel annonce que les deux salles seront en activité de manière alternée ou conjointe, six jours sur sept. La première saison du Centre Dramatique National ouvre un espace à la danse, avec la chorégraphe, performeuse et compositrice américaine Meredith Monk, ainsi que Bella Lewitzky et Steve Lacy. Le théâtre prévoit également d’accueillir et soutenir dans ses murs le Théâtre Najtamer, dirigé par le comédien algérien Malik Edine Kateb, qui présente des spectacles en langue arabe et assure un certain nombre d’interventions en milieu scolaire, ainsi que des veillées avec l’ensemble de la population. Un an après la fin des travaux, en 1987, un Président de la République, François Mitterrand, s’invitera comme spectateur, pour la seule fois dans l’histoire du lieu, à l’occasion de la mise en scène par Bernard Sobel du classique humaniste Nathan le sage, de Gotthold Ephraïm Lessing.
La spécificité du nouvel agencement du Théâtre de Gennevilliers est d’en faire un « outil », terme alors usité dans tous les papiers de l’époque, depuis les bulletins municipaux jusqu’aux allocutions de Bernard Sobel, du maire Lucien Lanternier et du député Guy Hermier lors de la soirée d’inauguration du théâtre, le 11 octobre 1986. En accord avec les missions transmises à Bernard Sobel dans le contrat triennal qui le lie à cette nouvelle structure, le projet du Centre Dramatique National comprend trois axes parmi lesquels : « La diversification des objectifs rendue possible au plan théâtral par l’existence d’une deuxième salle. Celle-ci permet en effet d’élaborer une programmation dans laquelle les productions consacrées au répertoire et destinées à un public large restent accompagnées d’espaces de liberté réservés à des essais, des expérimentations indispensables à la vie artistique [22] ». Les deux autres concernent « Une politique de création centrée principalement sur la découverte de textes souvent ignorés ou méconnus », et l’approfondissement d’une « relation création-population de façon à abattre les cloisons qui se dressent à l’intérieur du tissu social et découpent le réel en sphère d’activités distinctes [23] ».
On doit en grande partie les modifications de gros œuvre aux sollicitations adressées par l’ETG à la municipalité, dès la fin des années soixante. Ce dernier prescrivait par exemple déjà, dans un bulletin daté de 1966, une réduction drastique de la jauge de salle, afin de répondre à une logique de fréquentation transitionnelle, délaissant par pragmatisme le rêve d’une « hégémonie banlieusarde » des arts théâtraux : « lorsqu’on tente d’implanter dans une cité ouvrière une activité culturelle régulière telle que le théâtre, on ne peut raisonnablement s’attendre à remplir tout de suite une salle de 1500 places. Là encore, il est nécessaire de disposer d’un instrument où les premiers germes d’un public (50, 100 personnes peut-être) ne se sentent pas perdus ou dispersés [24] ».
L’inauguration des nouveaux locaux est toutefois loin d’aplanir tous les obstacles mis au jour par une expérience pratique et théorique, développée en intelligence avec l’environnement direct du théâtre. Ainsi, avant même qu’aient été inaugurés la salle, la structure de création et le nouveau matériel investi, le discours de Bernard Sobel est déjà celui d’une justification : « C’est dans une conjoncture de crise touchant tous les domaines de notre ville que se déroule la dernière phase des travaux de son nouveau théâtre, confit-il à La voix populaire. Dès le début, le projet a été conçu par tous les participants dans un souci d’efficacité, de strictes économies et dans la perspective d’une rentabilité accrue ». Lors de la soirée d’inauguration, l’heure est au maintien du moral « La saison 86-87 du Centre Dramatique National de Gennevilliers […] marque aussi le refus de notre part à tous d’avaliser comme étant irréversible la grave décision de réduction des subventions, qui frappe cette année tout le théâtre français de plein fouet dans son activité 25 ». Un encadré accompagne l’allocution retranscrite du directeur dans La voix populaire, qui chiffre le coût total des travaux à l’échelle de ses différents contributeurs : « Ministère de la Culture 12 000 000 Francs ; région 0 Francs ; Département 0 Francs ; autofinancement de la Ville 10 840 000 Francs ; emprunt réalisé par la Ville 17 100 000 ».
En 2006, c’est avec une œuvre d’Alexandre Ostrovski (Don, mécènes et adorateurs), auteur dont il s’était fait l’ambassadeur français dans les premiers temps de son travail à Gennevilliers, que Bernard Sobel signe sa dernière mise en scène en tant que directeur de l’instrument dont il a été, en grande partie, le créateur. En un peu plus de quarante ans dans ses murs, il aura réalisé quelque quatre-vingt mises en scène, fait découvrir de nombreux auteurs (Isaac Babel, Guan Hanqin, Richard Foreman, Christian Dietrich Grabbe…), entouré d’artistes tels les peintres et scénographes Titina Maselli, Nicky Rieti et Lucio Fanti, et de collaboratrices et collaborateurs à la direction : Nicole Martin (Directrice adjointe) et Philippe Grimm (Administrateur). Portant un regard attentif et curieux sur le travail des jeunes compagnies, le soutien de Bernard Sobel aura été déterminant pour de nombreux artistes, notamment Didier-Georges Gabily, Marc François ou Stéphane Braunschweig.
Directrice adjointe de 1990 à 2016, Nicole Martin a marqué l’histoire du Théâtre de Gennevilliers par l’exceptionnelle continuité de son engagement, que ce soit auprès de Bernard Sobel comme de Pascal Rambert. Contribuant tant à la direction du théâtre qu’à la programmation, elle a en outre permis d’opérer au mieux la remarquable transition entre les univers si radicalement différents des deux artistes.
Durant la direction de Bernard Sobel, le Théâtre de Gennevilliers a accueilli, soutenu et est resté marqué par les artistes Bruno Bayen, Stéphane Braunschweig, Maria Casarès, Philippe Clévenot, Giorgio Barberio Corsetti, Richard Foreman, Marc François, Didier-Georges Gabily, Anouk Grinberg, Serge Merlin, François Tanguy, Bob Wilson… C’est en 1990 dans sa mise en scène de La Bonne Âme du Setchouan, de Bertolt Brecht, que Sandrine Bonnaire apparaît pour la première fois au théâtre, après des débuts remarqués au cinéma avec Maurice Pialat et Agnès Varda notamment.
Direction Pascal Rambert (2007-2017)
L’auteur et metteur en scène Pascal Rambert succède à Bernard Sobel en janvier 2007 pour une durée de dix ans. Avec le départ de son prédécesseur et la mise en place du nouveau projet d’établissement, l’articulation entre création théâtrale et relation avec les publics va évoluer dans le même temps que la mise en place d’une nouvelle ligne esthétique. Prennent fin plus de quatre décennies de partenariat, sinon directement avec les organes politiques du Parti Communiste Français, du moins avec un public qui lui fut familier. Le théâtre se trouve dans l’obligation de repenser son esprit et son fonctionnement, une fois les distances prises avec l’acteur politique et social que fut le PCF, et qui s’est avéré, a posteriori, avoir été l’un de ses médiateurs structurels principaux.
Le Théâtre de Gennevilliers est alors conçu comme un point de croisement entre les vies et les arts. Avec notamment la volonté de partager l’expérience de l’écriture, Pascal Rambert enracine son projet dans la vie locale en menant lui-même des ateliers hebdomadaires. La programmation se veut d’emblée pluridisciplinaire et réservée aux artistes vivants : « Je cherche à rassembler ce qui est séparé, le corps et l’âme, ou la séparation des arts bourgeois du XVIIIe siècle. À l’intérieur de l’artiste, cette séparation n’existe pas. L’artiste possède toutes les choses en lui. La société a voulu séparer pour contrôler. Moi, je rassemble pour faire des choses étonnantes, détonantes. Et remettre en cause les pouvoirs établis ! [26]». Il se place résolument du côté d’un renouveau des esthétiques dramatiques internationales, marquées par la montée en puissance de metteurs en scène-auteurs, d’artistes proposant des gestes de création hybrides et singuliers, déclinés en autant d’univers que de créateurs. Une part belle est faite à la danse contemporaine, et Pascal Rambert lui-même collabore à de nombreuses reprises avec le chorégraphe Rachid Ouramdane, artiste associé présentant lui-même ses propres créations. Sont également associés, au cours de sa direction, l’artiste photographe américaine Nan Goldin, les plasticiennes Felice Varini et Céleste Bourcier-Mougenot, la philosophe Marie-José Mondzain, le scénographe et metteur en scène Philippe Quesne ou encore les journalistes Joëlle Gayot et Laurent Goumarre. Art contemporain, photographie, philosophie et architecture ponctuent désormais la vie artistique du lieu, aux côtés du cinéma, déjà présent, et des écritures contemporaines. Le critique dramatique et écrivain Jean-Pierre Thibaudat collecte les témoignages des habitants de Gennevilliers, et réalise le livret intitulé : « Gens de Gennevilliers ». Il ressuscite en cela l’esprit du projet qui avait été mené dans la ville, au cours des années soixante-dix, avec « Le travail et le reste » : un recueil de vies et de témoignages des ouvriers, glanés pour la plupart dans l’atelier de l’école d’arts plastiques Édouard Manet, où plusieurs travailleurs venaient pratiquer l’artisanat en parallèle de leurs métiers. Pascal Rambert propose une programmation aussi exigeante que son prédécesseur, mais selon une ligne éditoriale et des esthétiques radicalement nouvelles. Il s’agit alors d’ouvrir les murs du théâtre à l’actualité esthétique internationale, et de penser l’institution comme un portail, construit en banlieue, mais ouvrant directement sur la création contemporaine la plus active, à l’égal des grandes institutions parisiennes. Il en résulte un rajeunissement assez net du public ainsi qu’une augmentation du nombre de spectateurs parisiens. C’est sous la direction de Pascal Rambert que l’acronyme “T2G” est créé.
Auteur, metteur en scène, mais aussi réalisateur et même chorégraphe, Pascal Rambert naît à Nice en 1962. Il entretient une vocation précoce pour l’écriture et le théâtre ; il publie des poèmes dès l’âge de seize ans et réalise une première mise en scène amateur à dix-sept ans ; en 1979, il sera pour quelques mois l’élève d’Antoine Vitez. En 2011, sa pièce Clôture de l’amour, avec Stanislas Nordey et Audrey Bonnet, rencontre au Festival d’Avignon un immense succès, et achève de placer son auteur au rang des voix les plus importantes et mondialement reconnues de la création contemporaine. Traduit en plus de vingt langues et édité aux Solitaires intempestifs, Pascal Rambert a promu avec succès son esthétique à travers tous les continents. En 2019, il est metteur en scène invité en ouverture du Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur du Palais des papes, où il a présenté sa pièce écrite pour dix acteurs, Architecture. Il s’est singularisé, dans le champ théâtral français par des formes dramatiques « dédiées », d’une part, faisant presque toujours porter aux personnages de ses textes les noms des interprètes pour la voix et le corps desquels ils sont écrits ; d’autre part, par l’affirmation, dans son écriture, d’un nouveau lyrisme, de la fabrication d’images poétiques fortes dans une langue actuelle et prosodique.
Cet horizon d’ouverture, de passage et de visibilité accrue se concrétise aussi dans une nouvelle phase de modifications importantes des locaux du théâtre, qui concerne cette fois-ci le rez-de-chaussée et l’espace d’accueil. L’enjeu est de créer un espace convivial, ouvert à la rue, de plain-pied. Le rez-de-chaussée est aménagé à cet effet. Il se perce d’ouvertures transparentes et accueille un restaurant, sur un socle de bois clair. Tous les nouveaux aménagements de cette partie du lieu sont réalisés par l’architecte Patrick Bouchain et son associée Nicole Concordet : investissant un espace de stockage situé au niveau de la rue, ils créent un lieu de vie pensé pour être chaleureux et simple d’accès. Le théâtre se dote également d’une signalétique extérieure : cent flèches sur tout le territoire de la ville, confiée au peintre et sculpteur Daniel Buren, assisté des élèves de l’école municipale des Beaux-arts Édouard Manet, et des lycéens en plasturgie du Lycée Galilée. Le volume extérieur de la cage de scène est mis en lumière par le plasticien Yann Kersalé.
Dès 1979 et jusqu’à nos jours (2020), le Théâtre de Gennevilliers et le Festival d’Automne à Paris ont été partenaires pour la programmation et la co-production d’une cinquantaine de spectacles, offrant souvent pour la première fois en France la possibilité de découvrir des artistes importants de la scène nationale et internationale : Robert Gironès, Bernard Sobel, Richard Foreman, Marc François, Stéphane Braunschweig, Bob Wilson, Giorgio Barberio Corsetti, François Tanguy, Oriza Hirata, Toshiki Okada, Rachid Ouramdane, Young Jean Lee, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Joris Lacoste, René Pollesch, Philippe Quesne, Grand Magasin, Pascal Rambert, Ahmed El Attar, Yudai Kamisato, Bouchra Ouizguen, Marcelo Evelin, Kuro Tanino, Thomas Quillardet, Marcus Lindeen…
Enfin, Daniel Jeanneteau prend la direction du T2G — Théâtre de Gennevilliers en janvier 2017.
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Historique réalisé par Hugo Soubise.
Remerciements à Sylvie Goujon, Sophie Bernet, Marlène Célestin, ainsi qu’aux Archives municipales de la ville de Gennevilliers.
- Brochure d’inauguration du Centre Dramatique National de Gennevilliers, 1986, Archives municipales de Gennevilliers.
- Jocelyne Tournet-Lammer, Gennevilliers de A à Z, Alan Sutton.
- Bulletin municipal de Gennevilliers, septembre 1945, Archives municipales Gennevilliers.
- Joseph Aulnette, « Les cultivateurs de la culture, Gennevilliers : le rôle d’une municipalité comme acteur culturel », in Cahiers de la société d’histoire de Gennevilliers.
- Tournet-Lammer, op.cit.
- Ouverture, ville de Gennevilliers, 14 octobre 1978.
- La voix populaire, samedi 16 février 1952.
- Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre,1945-1981, Presse universitaires de France, 2004.
- Mission d’artistes, les Centres Dramatiques de 1946 à nos jours, sous la direction de Jean-Claude Penchenat, Editions Théâtrales, 2006.
- Michèle Raoul-Davis, propos recueillis par Fréréric Burgeilles, 2002.
- La voix populaire, 8 février 1964.
- Michèle Raoul-Davis, op.cit.
- Catherine Dupuy, Un bastion communiste de la banlieue parisienne : Gennevilliers, Volume 2, Paris XIII, 2003.
- Gabriel Marcel, Les Nouvelles littéraires, 14 avril 1966.
- Bernard Sobel, Un art légitime, conçu et réalisé par Sylviane Gresh, Acte sud, 1993.
- Aulnette, op.cit.
- Procès-Verbal de la réunion de la Commission des Affaires culturelles daté du mercredi 27 décembre 1967, Archive municipale de Gennevilliers.
- Note de l’adjoint aux affaires culturelles Jean Chaumeil, adressé au maire Waldeck L’Huillier, le 21 mai 1968, Archive municipale de Gennevilliers.
- Goetschel, op.cit.
- Nicole Collet, « Grande lignes de l’animation théâtrale à Gennevilliers », in Ensemble théâtrale de Gennevilliers 1, sur ‘Têtes rondes et têtes pointues’ de Bertolt Brecht, Cahiers de la production théâtrale N°6, 1973, page 60.
- Michèle Raoul-Davis, op.cit.
- « Le Centre Dramatique National de Gennevilliers », matériel interne destiné aux services des relations avec le public, non daté, T2G – Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National.
- Ibidem.
- Courrier adressé par l’ETG aux services municipaux daté du 10 Novembre 1966, Archives municipales de Gennevilliers.
- La voix populaire, Ibidem.
- Gennevilliers magazine, Janvier 2007.