Projet pour le T2G (2017)
Scénographe de formation, j’ai commencé ma vie dans le théâtre en accompagnant le travail des autres. Cette attention à la subjectivité des créateurs dont j’ai partagé l’aventure m’a amené, interrogeant leurs intuitions et leurs choix, à continuellement déplacer mon point de vue, en développant mes propres capacités de création dans le mouvement même de nos échanges.
En résulte un parcours extrêmement composite, marqué par une attention soutenue à la question de la forme, et prenant appui sur de solides associations. La rencontre et le dialogue sont les deux vecteurs essentiels de mon parcours, et ils m’ont assez naturellement conduit à élargir mon soin et mon effort au travail d’autres compagnies dont j’estime l’engagement, dont l’existence même surprend mes conceptions…
Le paradoxe de ce métier est de faire exister dans une même personne la méditation solitaire et une intense vie sociale. L’expérience de toutes ces vies croisées a eu de profondes répercussions sur mon cheminement intime, et je pense pouvoir dire aujourd’hui que ma trajectoire d’artiste, au sens le plus individuel et secret, en a été profondément transformée. Adjoindre à ces expériences bouleversantes celle de la direction d’une institution n’est pas le moindre des paradoxes pour quelqu’un qui aime le silence et la discrétion !
J’ai été candidat à la direction du théâtre de Gennevilliers précisément parce que c’est en banlieue que je vis, et que c’est aussi là que la place et la fonction de la création contemporaine sont les plus violemment interrogées. À la division du territoire en secteurs sociaux-identitaires toujours plus marqués, Il me paraît nécessaire de répondre par un grand geste d’accueil et d’unité. Un théâtre ne peut pas, ne peut plus être un bastion centré sur lui-même, il doit être une place publique, un croisement où cohabitent la recherche la plus émancipée et une vie locale y trouvant pleinement sa place, un assemblage asymétrique d’institutions et de personnes.
Le modèle du Centre Dramatique National est dangereusement fragilisé aujourd’hui par un discours assez largement partagé entre autorités publiques et profession. Au-delà de la survie de cette forme d’institution, il faut bien considérer la place qu’aura la création dans les temps qui viennent.
Dans un monde où la culture est un secteur d’activité économique comme un autre, la création, au sens de l’innovation, de la liberté et du risque, est repoussée progressivement à la marge des réseaux de premier plan dans des lieux alternatifs qui n’en ont pas vraiment les moyens.
Dans ce contexte, une nouvelle génération d’artistes s’engage aujourd’hui en prenant la direction des Centres Dramatiques Nationaux, réinventant les modalités de la rencontre et du partage tout en affirmant la création comme fonction vitale de la communauté. C’est dans cet esprit que je veux mener mon aventure dans cette grande et belle maison dont Pascal Rambert, par un travail de renouvellement saisissant, a fait l’une des scènes où la modernité s’invente.
Sortir de la dialectique Paris / banlieue
Gennevilliers est situé au cœur d’un territoire d’une extraordinaire richesse humaine, dans le foisonnement et le désordre d’une population diverse et vivante. Habitant à Saint-Denis depuis 1990, j’aime la périphérie, cette zone infiniment intermédiaire, complexe, proliférante, mobile, aux identités profondes et malmenées, souvent dépréciées, et difficiles à comprendre. Il s’agit sans doute du territoire français aux mutations les plus rapides, les plus radicales et les plus aventureuses, dépassant les enjeux de la seule communauté nationale. Le contexte social et culturel qui a présidé à l’apparition des CDN de banlieue il y a quarante ans a profondément changé, la population s’est presque entièrement renouvelée, le monde dans lequel nous vivons n’est plus le même. Il me paraît nécessaire de repenser la place de ces théâtres, de les arracher à la sphère d’influence exclusive de la capitale pour enfin cesser de les penser comme des théâtres parisiens mal situés, et d’y refonder une légitimité inscrite dans le corps même de la ville.
Penser la communauté / Pour une poétique du présent
Il nous faut travailler pour le monde tel qu’il est aujourd’hui, et aimer notre présent. Nous n’avons que lui. Tout a changé autour de nous, et le théâtre français est bien en retard. Il y a une révolution à faire dans nos imaginaires et dans nos catégories. L’esprit est en retard sur les corps, et le monde va plus vite dans la rue.
Le T2G n’est pas qu’une salle de spectacle, mais un lieu de vie dans le théâtre, et un échange doit s’opérer entre les équipes en travail et un public qui n’a pas seulement vocation à être spectateur. La question du partage des processus de la création est au cœur de nos préoccupations, pas dans le seul objectif de remplir nos salles mais aussi pour ouvrir dans l’esprit du public un espace de réflexion et de plaisir que nous pouvons partager et dans lequel chacun peut investir une part de sa créativité. Cette interface sensible doit s’inscrire à tous les niveaux de notre action, irriguer l’ensemble des activités du T2G, et permettre une forme de communauté libre où l’intelligence circule et s’invente dans l’échange.
Daniel Jeanneteau